BERGERS

Réalisé par Sophie DERASPE - France / Québec 2024 1h54mn - avec Félix-Antoine Duval, Solène Rigot, Guilaine Londez, Michel Benizri, Aloïse Sauvage... Scénario de Sophie Deraspe et Mathyas Lefebure, d’après son roman D’où viens-tu, berger ?.

Du 09/04/25 au 29/04/25

La scène se passe en Arles, au pays des manades, entre Alpilles et Camargue, dans un petit troquet peuplé d’habitués… Avec son joli minois, ses allures de jeune éphèbe bien propret, Mathyas déclenche l’hilarité générale des paysans aux mains caleuses venus se jeter un petit jaune (autrement dit un pastis) quand il leur déclare, avec son accent typiquement québecois et son air mal assuré « Excusez-moi, de vous déranger, je cherche une place de berger… ». Du berger, il n’a guère que la besace et le capèu (le chapeau en provençal) achetés aux fripes quelques instants plus tôt ! De ce métier il n’a qu’une approche théorique piochée dans les livres d’un bouquiniste local. Son cas est vite tranché. Nul ici ne parierait sur ce qui ressemble à un de ces énièmes rats des villes, encombrés de grands mots et de mal de vivre, qui viennent envahir les pâturages avec leur quête de sens, puis en repartent aussi sec, une fois leurs illusions effondrées sous le poids et l’odeur de quelques malheureuses brouettées de purin !

Tous le laissent en plan. Mais Mathyas n’est pas du genre à baisser les bras et à revenir en arrière. C’est que, sur un coup de tête salutaire, il a fait plus qu’un pas de côté, un grand bon en avant, plaquant dans un même élan son boulot de publicitaire, ses proches… tout un continent ! Alors, au mépris des quolibets et autres galéjades, Mathyas persiste à diffuser partout ses coordonnées, jusqu’à ce qu’on lui tende un bâton (de berger !). Et cela finit par arriver. C’est l’exploitant peut-être le plus rude, le moins aimable, qui se propose d’embaucher (au noir) notre jeune blanc bec, non par générosité, mais parce qu’il y voit une main d’œuvre corvéable à merci et peu regardante sur les conditions de travail et de logement. Car Mathyas, malgré son bagage culturel, a réussi le tour de force de se retrouver en France en situation irrégulière… Lui qui rêvait de transhumance et de hauts alpages, se retrouve dans une cahute insalubre avec pour seul modèle le trop rêche et usé Ahmed, un dur à cuire guère plus tendre avec les humains qu’avec les bêtes. Les journées à rallonge, la tonte sans ménagement des moutons, les bêtes qu’il ne faut surtout pas aimer, par peur qu’elles prennent le dessus… Toute une philosophie très éloignée de celle à laquelle notre doux rêveur aspirait. Mais le périple de Mathyas ne s’arrêtera pas-là. Il continuera de jouer des coudes pour trouver sa place dans ce milieu aride où rien n’est pardonné. D’étape en étape, il se forgera le mental et les mollets malgré, ou peut-être « grâce à » l’adversité, jusqu’à atteindre enfin l’estive, les sommets libérateurs qu’il espérait…

Si le titre du film, Bergers, est au pluriel, c’est que plus encore qu’un parcours singulier, il décrit tout un monde complexe, celui du pastoralisme contemporain qui tient le coup, comme un réjouissant anachronisme dans notre civilisation hyper-connectée. Un monde tiraillé entre des points de vue multiples, entre agriculteurs conventionnels et pâtres des montagnes, entre détracteurs du loup et écologistes… Mais un monde aussi où tous ceux qui ont des intérêts diamétralement opposés savent parfois aussi se rassembler, faire bloc.
C’est un film exaltant pour celui ou celle qui a la vocation et la soif des grands espaces. Et il y a aussi de l’amour dans l’air, simple et vrai comme du bon lait. Tout ici est issu d’une histoire vécue, puis écrite. On ne peut donc terminer sans parler de l’écriture délicieuse, de ses réparties pleines d’humour, qui pourraient s’appliquer autant aux humains qu’aux moutons…